Le désengagement de la police : des intervenants désensibilisés

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Écrit par Gabriel Béliveau, Intervenant communautaire et éducateur en centre jeunesse et candidat à la maîtrise en criminologie (Université de Montréal)
Écrit par Maude Pérusse-Roy, Candidate au doctorat en criminologie (Université de Montréal)

Ces dernières années, au Québec, nous entendons de plus en plus d’histoires sur la manifestation d’un désengagement de la police (Faubert, 2021). L’École nationale de police du Québec rapporte que le désengagement « est ce phénomène qui mène des policiers à se retirer de certaines interventions ou à s’abstenir complètement d’intervenir alors qu’ils auraient dû intervenir » (Gouvernement du Québec, 2023).

Considérant la prépondérance des interventions en contexte de crise, de souffrance et de santé mentale dans le travail policier contemporain (Elizabeth, 2021), la problématique peut s’avérer inquiétante puisqu’une demande à l’aide non répondue pourrait entraîner des conséquences importantes pour un individu ou la communauté1.

Dans le cadre d’une recherche plus large sur le système de gestion de la déviance policière au Québec, nous avons rencontré 59 policiers et policières travaillant au sein de 15 différents corps de police, afin de comprendre leurs expériences de plaintes et des procédures subséquentes2. De façon surprenante, une part importante du témoignage des personnes rencontrées a porté sur le désengagement de la police bien que ce thème ne constituait pas le cœur de notre étude. Nous avons donc approfondi les origines et les impacts concrets sur le terrain du sentiment de désengagement des personnes participantes en discutant notamment de leur perception du travail policier, leur rapport personnel/professionnel aux contacts avec la communauté et à l’intervention en contexte d’aide. Deux grands résultats ont émergé de ces entretiens en lien avec le désengagement3.

Premièrement, bien que presque tous nos participants et participantes ont dit croire en l’existence d’un problème de désengagement global et généralisé de la police, les comportements personnels/ professionnels de désengagement dans un contexte spécifique d’aide ont réellement été constatés chez seulement huit individus rencontrés. D’un côté, ces données indiquent que la majorité des policiers et policières en première ligne demeure engagés dans leur travail (41/49), malgré les difficultés éprouvées sur le terrain et les histoires rapportées par les médias. D’autre part, reste qu’elles suggèrent qu’une minorité significative des policiers et policières se rapportent désensibilisés des problèmes de la population et des communautés desservies. Effectivement, nos huit participants désengagés ont affirmé s’investir le moins possible auprès des citoyens (« faire le minimum »), percevant leur environnement de travail comme hostile et insensible à leur égard. Ils ont expliqué se désinvestir de toute forme d’interventions dites « proactives » en contexte d’aide, afin d’assurer leur « survie physique, psychologique, légale et sociale » Par exemple, le participant #06 a mentionné qu’il n’offre plus de services d’aide en l’absence d’appels au 911, ce qui pourrait générer des conséquences pour les individus et les communautés :

« Le désengagement, ça s’en va extrêmement loin. C’est rendu qu’on ferme les yeux sur des affaires qu’on devrait agir parce qu’une vie est en danger » (#6).

D’un côté, les policiers désengagés ont indiqué se désinvestir des situations sociales où une assistance policière spontanée se voudrait nécessaire. D’autre part, ce désinvestissement des contextes d’aide pourrait alimenter certains problèmes sociaux. C’est ainsi que les officiers désengagés se disent désabusés de la dimension préventive, relationnelle et communautaire du travail policier. Ils n’entreprendraient plus d’efforts et d’initiatives en ce sens, ce qui pourrait nuire aux personnes en besoin de protection ou d’accompagnement.

Le deuxième résultat important de notre étude porte sur les causes évoquées au désengagement. Il s’avère que nos huit participants désengagés (8/49) ont dit entretenir une très mauvaise relation avec leur employeur. Effectivement, leur témoignage a fondamentalement été caractérisé par un profond sentiment d’injustice ressenti envers la gouvernance managériale de la direction policière. Par exemple, ces quelques passages d’entretiens illustrent le sentiment général éprouvé :

« Dès que mon boss s’est mis sur mon cas, j’ai fait doublement attention et je me suis mis à moins travailler […] Mon organisation est pourrie de l’intérieur. » (#32)

« Comme je dis souvent, je suis un numéro. Je suis un pion. Je ne vais pas régler les choses. » (#14)

« Ça ne me tente plus de donner pour l’organisation alors que je ne me suis pas fait considérer à ma juste valeur. Ne me demandez pas d’en faire plus. » (#44)

Dans ces conditions, les policiers en première ligne seraient désengagés et désensibilisés des problèmes sociaux, principalement en raison d’une rupture de confiance avec leur employeur4. Selon la littérature sur l’engagement professionnel, plus les intervenants et intervenantes en première ligne se sentiraient soutenus, valorisés et encouragés par leurs supérieurs, plus ils afficheraient une volonté intrinsèque de poursuivre les objectifs de l’organisation d’appartenance (Bradford & Quinton, 2014; Tankebe & Meško, 2015).

Par conséquent, les organismes publics et privés ont une responsabilité de s’assurer du bien-être de leurs membres, afin qu’ils puissent se montrer sensibles et engagés dans leurs interventions sur le terrain. Cela pourrait passer par l’obtention d’aide et de soutien psychosocial aux policiers et policières, soutenu par l’employeur (Fortin, 2014). En contexte d’aide, tous les intervenants et intervenantes sont susceptibles d’être affectés par une désensibilisation de la souffrance humaine (Fortin, 2014).

1 Il est à noter que plusieurs travaux demeurent critiques quant à l’implication des forces de l’ordre comme première réponse aux situations de crise psychosociale. Pour des lectures récentes sur le sujet, voir notamment le rapport de recherche Rutland, T. & RAPSIM (2023). Innovation ou extension de la répression ? Perspectives des intervenant.es sur les escouades mixtes à Montréal. https ://rapsim.org/wp-content/uploads/2023/09/rapport-sur-les-escouades-mixtes-20-sept-2023.pdf
2 Dans le cadre de cette recherche codirigée par Massimiliano Mulone et Rémi Boivin, professeurs à l’Université de Montréal, et financée par le Conseil de recherche en sciences humaines, nous nous sommes intéressés plus largement à l’expérience des personnes plaignantes et professionnelle œuvrant au sein du système et à l’accompagnement à la plainte.
3 Notre texte s’intéresse précisément à l’intervention policière en contexte d’aide, une dimension spécifique du phénomène de désengagement policier.
4 Contrairement aux propositions médiatiques et empiriques antérieures, le problème de désengagement des forces de l’ordre proviendrait en grande partie de l’intérieur des organisations policières. Il n’est pas forcément lié à l’exposition à la détresse humaine, la médiatisation de leur intervention ou aux plaintes à leur encontre.
Bibliographie

Bradford, B., & Quinton, P. (2014). Self-legitimacy, police culture and support for democratic policing in an English Constabulary. British Journal of Criminology, 54, 1023-1046. https ://doi.org/10.1093/bjc/azu053

Brown, G. R. (2019). To Swerve and Neglect : De-Policing Throughout Today’s Front-Line Police Work [Thèse de doctorat, Carleton University]. https ://doi.org/10.22215/ etd/2019-13822

Elizabeth, G. (2021). Les pratiques policières des patrouilleurs du SPVM auprès des personnes présentant un problème de santé mentale et leurs rapports à l’équipe de soutien aux urgences psychosociales (ÉSUP) [Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal]. http ://archipel.uqam. ca/16119/1/M17343.pdf

Faubert, C. (2021). Le désengagement policier au Québec : Exploration du phénomène et de ses causes [Conférence]. https ://www.enpq.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/centre_ documentaire/Publications/Presentation_2021.11.23_ medias.pdf

Fortin, C. (2014). Le vécu professionnel des intervenants de la relation d’aide : Les facteurs d’influence de la fatigue de compassion et du traumatisme vicariant [Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Chicoutimi]. https :// constellation.uqac.ca/id/eprint/2771/

Gouvernement du Québec. (2023). Le désengagement policier présent au Québec—ENPQ [site internet]. https ://www.enpq.qc.ca/nouvelles/visualiser-nouvelles/le-desengagement-policier-present-au-quebec

Tankebe, J., & Meško, G. (2015). Police Self-Legitimacy, Use of Force, and Pro-organizational Behavior in Slovenia. In G. Meško & J. Tankebe (Éds.), Trust and Legitimacy in Criminal Justice : European Perspectives (p. 261-277). Springer International Publishing. https ://doi.org/10.1007/978-3-319-09813-5_12