En m’inscrivant à la maîtrise en criminologie, à l’âge de 21 ans, je ne me doutais pas que j’allais être affecté par des traumatismes vicariants. En fait, je n’en avais jamais entendu parler. Pourtant, j’avais sciemment choisi de me lancer dans un projet de mémoire portant sur la violence conjugale en contexte autochtone. Dans ce texte, je trace mes débuts dans le monde criminologique à travers mes fascinations et mes bouleversements.
Mon intérêt pour les questions criminelles a débuté dès l’adolescence. À cette époque, j’étais intrigué par les groupes criminalisés : mafia, groupes de motard et gangs de rue. J’allais à la bibliothèque de mon quartier pour découvrir des ouvrages comme l’autobiographie de Joseph Bonnano ou des romans policiers sur le crime organisé montréalais. Cet appétit s’est estompé, pour en laisser place à d’autres, mais il reste en toile de fond.
Après un rapide passage au cégep en sciences de la nature, j’ai décidé d’emprunter un chemin un peu plus atypique : les études autochtones. Dans mes cours, j’ai appris avec stupeur la surreprésentation injustifiable des personnes autochtones en détention. Puis, à travers mes expériences personnelles et professionnelles, en particulier en contexte inuit, je me suis lié d’amitié avec des personnes ayant effectué des séjours en détention. J’ai voulu comprendre ce milieu. Je cherchais une manière d’aller en prison.
Je me suis donc impliqué de près avec des personnes judiciarisées, au-delà de mes études à la maîtrise. D’abord, j’ai été bénévole au sein de cercles de responsabilité de soutien pour des personnes ayant commis des crimes sexuels. Puis, j’ai pris la charge de coordonnateur de recherche sur un projet avec des justiciables autochtones et ensuite de rédacteur de rapports Gladue pour les accusés autochtones.
Enfin, le jour est arrivé : ma première visite en prison. Je me sentais prêt, j’avais écouté en rafale la série « En prison » sur la vie à la prison de Bordeaux – et de nombreuses séries du genre – et j’avais déjà rencontré plusieurs ex-détenus. Tout se passe très bien, je découvre peu à peu ce monde carcéral qui me paraissait si inaccessible et secret. Puis, une deuxième visite. Pour la troisième visite, je mets les pieds dans un nouvel établissement. La visite de la détention est impressionnante. Les tours et les stations de surveillance nous guettent constamment. Le bruit des portes retentit en s’ouvrant et se fermant. En marchant, je croise les regards de personnes incarcérées qui se promènent dans les couloirs et dans leur « wing ».
Lors de cette visite, j’effectue comme prévu la rencontre avec un détenu autochtone. Le contact est bon, nous échangeons quelques mots dans sa langue et nous nous installons dans une salle tout près de son secteur. La porte est fermée, mais les agents correctionnels sont juste à côté. Il n’y a pas de danger. La conversation commence bien. Nous discutons de son parcours et de la vie en détention. Comme il a pratiquement été détenu la moitié de sa jeune vie, il m’en parle longuement. Tranquillement, le sujet de la conversation dévie vers les raisons de son incarcération. Afin d’éviter d’être brusque, je le laisse parler même si ce n’est pas le sujet de la rencontre. Je l’écoute attentivement.
Il me raconte comment il a tué une autre personne. Calmement, il me dit comment son état avancé de consommation a brouillé son jugement. Les détails marquent mon esprit. Lorsqu’il me décrit le fil des événements, je mets en scène les images dans ma tête. Il poursuit en me parlant des longues périodes de confinement qu’il a vécu en détention. Je ressens son isolement, comme si la vie à l’extérieur était devenue inaccessible. Il me décrit ensuite une attaque au stylo qu’il a perpétré contre un autre détenu. Pendant son récit, je vogue entre l’empathie, la crainte, la sympathie et le désespoir. Il dit lui-même être déconnecté de la vie en société, ne plus savoir comment y vivre. Notre rencontre se termine abruptement après presque trois heures lorsque son souper arrive. Je ramasse mes choses et je sors.
En arrivant, je ne me doutais pas que le danger n’était pas physique, mais psychologique. En sortant de prison, je suis bouleversé. J’ai l’impression que je suis moi-même libéré après une longue peine de détention.
Je regarde les gens marcher librement sous un tout nouvel angle. Est-ce que ces personnes réalisent la fragilité de leur liberté ? Rapidement, j’appelle ma mère, mon grand-père et ma grand-mère pour leur en parler. Je passe la soirée avec mon conjoint, mais je ne fais que penser à l’histoire du jeune détenu. On m’écoute, mais je ne me sens pas compris. Les pensées sont envahissantes, j’en ai de la difficulté à dormir. Le lendemain, les pensées sont toujours présentes, je passe la journée à tenter de trouver des informations sur son cas, à éplucher tout ce que je peux. Tranquillement, mon obsession s’estompe.
Dans les jours qui suivent, je parle de ce que j’ai vécu à une collègue qui travaille dans un milieu similaire au mien. Elle me confirme que ce j’ai vécu s’apparente à un traumatisme vicariant. Je me sens compris et validé.
Nous discutons de l’importance de la préparation, de l’accompagnement et du « debriefing » dans le cadre d’interactions avec des populations marginalisées autant en contexte de recherche que d’intervention.
Au fil des mois suivant mon expérience, j’ai participé à des conférences sur les traumatismes vicariants pour mieux comprendre le phénomène. Personne n’est à l’abri de ce type de traumatisme. L’exposition à des récits traumatiques peut mettre n’importe quelle personne à risque d’être traumatisée. S’il n’est pas possible de l’éviter, on peut s’y préparer et apprendre à y réagir promptement. La sensibilisation des personnes étudiant en recherche aux cycles supérieurs gagnerait à être davantage mise de l’avant. Dans certains cas, il peut même être plus judicieux de limiter l’exposition aux contextes potentiellement traumatisants. De mon côté, les effets du traumatisme vicariant ont plutôt été de courte durée. Cependant, je sors changé de ces expériences marquantes. Chaque jour, je porte les témoignages des personnes que j’ai rencontrés et je m’efforce de partager leur voix. Que ce soit comme conseiller en matière de justice en contexte autochtone ou comme étudiant au doctorat, je tente à ma façon de faire une différence et trouver un sens à ces expériences bouleversantes.
Références
Coles, J., Dartnall, E., Limjerwala, S., & Astbury, J. (2010). Researcher Trauma, Safety and Sexual Violence Research. Sexual Violence
Research Initiative.
https://www.svri.org/sites/default/files/attachments/2016-04-13/traumabooklet.pdf
Kédia, M. (2020). 51. Trauma vicariant. Dans M. Kédia & A. Sabouraud-Séguin, Psychotraumatologie (p. 513-521). Dunod.
https://doi.org/10.3917/dunod.kedia.2020.01.0513