En tant que professionnels du domaine de la santé mentale, les criminologues sont quotidiennement confrontés à la détresse humaine. Dans une société où les moyens disponibles sont limités, ceci les rend particulièrement vulnérables à vivre des dilemmes éthiques. S’ils ne sont pas résolus, ces dilemmes éthiques s’accumuleront jusqu’à entraîner de la détresse morale puis, avec le temps, de la fatigue de compassion.
Du dilemme éthique à la détresse morale
Un dilemme éthique survient lorsqu’un professionnel doit choisir entre plusieurs options insatisfaisantes qui mettent ses valeurs en conflit. C’est un conflit d’obligations, qui oppose le devoir du professionnel (son code de déontologie et l’idéal incarné par les valeurs de sa profession) à son pouvoir (ce qu’il est réellement capable de faire dans les circonstances). Par exemple, un criminologue pourrait se retrouver face à un client motivé à recevoir des services, mais qui ne peut participer à aucun programme en raison de critères d’inclusion rigides, même si la participation de son client à un tel programme pourrait significativement réduire son risque de récidive.
Dans une résolution positive de ce dilemme, le criminologue parviendrait à admettre son client au programme ou à identifier une ressource alternative pour répondre à ses besoins. Dans une résolution négative, le criminologue doit annoncer à son client qu’il ne peut rien faire pour l’aider en raison de contraintes administratives. L’accumulation de dilemmes éthiques non résolus, qui vulnérabilisent les professionnels en raison de la non-réponse, de l’inquiétude ou de l’incertitude qu’ils génèrent, finira par créer de la détresse morale. Avec le temps, la détresse morale pourra entraîner une perte du sens du travail, un sentiment de honte et l’impression de trahir ses principes et son identité professionnelle.
Faire face à un dilemme éthique provenant de l’accompagnement d’individus vulnérabilisés socialement peut créer un bouleversement, des remises en question et des prises de conscience lourdes de sens chez les professionnels. (Richard, 2008)
Dans le but de retrouver un certain équilibre, les professionnels qui vivent de la détresse morale auront généralement tendance à adopter deux comportements précis. D’abord, ils pourront faire preuve d’hyperactivité professionnelle, tentant de pallier les limites de leur organisation. Ce faisant, ils obtiendront quelques victoires à court terme, mais cet engagement accru finira par se transformer en épuisement professionnel. Au contraire, ils pourront également se désengager et se replier sur eux-mêmes, adoptant une attitude cynique et défaitiste et dépersonnalisant leurs relations avec leurs clients. Dans les deux cas, ces comportements mèneront à une réduction de la solidarité, de l’entraide et du soutien social autour d’eux et, par le fait même, à l’incapacité d’aider leurs clients, ce qui était pourtant leur objectif premier.
La vulnérabilité des professionnels de la santé mentale
Intervenir auprès des personnes délinquantes requiert de nombreuses compétences personnelles. Parmi celles-ci, nous retrouvons notamment la sincérité, de la congruence, la capacité de contenir ses réactions, ses sentiments, de contrôler ses impulsions, ses comportements, son expression, et de s’exprimer calmement et clairement. Ces compétences sont directement liées au bien-être personnel des professionnels, ce même bien-être ayant un impact réel sur leur capacité à aider leurs clients. Paradoxalement, plutôt que d’apprendre à prendre soin de nous-mêmes, on nous inculque souvent que prendre soin de soi est immoral. En quelque sorte, les professionnels de la santé mentale sont non seulement très vulnérables à la fatigue de compassion, mais ils sont aussi souvent des « cordonniers mal chaussés » concernant leur propre santé mentale.
Face à ce constat, l’éthique professionnelle nous rappelle la nécessité du bien-être personnel en tant qu’exigence à la réalisation professionnelle : il est contraire à l’éthique de ne pas prendre soin de soi en tant qu’intervenant, parce que notre bien-être personnel nous permet d’éviter de nuire à ceux que nous aidons.
En effet, comment peut-on affronter quotidiennement les traumatismes de son travail – les affronter directement, honnêtement et éthiquement – si nous sommes constamment dans un état de vulnérabilité émotionnelle causé par de la détresse morale ? Cette question nous impose de répondre à l’impératif du bien-être personnel des professionnels : si le professionnel constitue son propre outil de travail, il est inconcevable que sa priorité ne soit pas de prendre soin de lui-même afin qu’il demeure aiguisé !
À ce sujet, l’éthique met l’accent sur trois grands principes. D’abord, le principe du respect de la dignité et de la valeur de soi nous met en garde contre toute violation de nos objectifs de bien-être, qui portent atteinte à notre intégrité et à notre confiance. Ensuite, le principe de responsabilité professionnelle stipule qu’en tant que professionnels, il nous incombe de prendre soin de nous et qu’aucune situation ou personne ne peut justifier que ce devoir soit négligé. Enfin, le principe de performance nous indique que notre devoir d’aider ne peut pas être rempli s’il n’est pas appuyé, en contrepartie, par un devoir de prendre soin de soi. Il faut donc « envisager une alternative éthique qui non seulement encourage, mais exige que l’on prenne soin de soi » (Irvine, 2014). Pour répondre aux besoins de nos clients, il faut d’abord et avant tout répondre aux besoins uniques de la personne qui se dissimule sous l’intervenant.
Comment prendre soin de soi ?
En tant que professionnel, prendre soin de soi implique de bien se connaître, de prendre conscience des forces et des limites de son environnement de travail, de nommer ses inconforts et d’obtenir du soutien lorsque requis. D’emblée, pour bien se connaître, il est nécessaire de prendre un temps d’arrêt de réfléchir sur ce qui est important pour soi, sur les valeurs et principes qui nous guident au quotidien et que nous ne sommes pas prêts à trahir. Il faut prendre conscience de ses intérêts, de ses connaissances et de ses compétences, qui constituent souvent notre « zone de confort » en intervention. De l’autre côté, il est également essentiel de reconnaître ses croyances, ses opinions, ses préjugés et ses jugements de valeur. Il est ensuite nécessaire de réfléchir sur son environnement de travail : en connaître les normes déontologiques et organisationnelles (écrites et non écrites) et identifier les forces et les mœurs de son équipe et de son milieu. Si ces normes et mœurs présentent un grand écart avec ses propres valeurs, il importe d’établir rapidement des limites professionnelles et de les partager avec son supérieur.
Advenant l’émergence d’un inconfort, le professionnel doit d’abord le reconnaître, puis s’octroyer le temps requis pour réfléchir, se regrouper et mettre ses maux en mots. C’est le moment d’identifier des espaces de paroles sécuritaires et de nommer ses malaises. Le plus important est d’éviter de « rester pris » avec ses malaises. Le soutien de son milieu et de ses pairs est alors essentiel; idéalement, le professionnel aura déjà identifié une personne-ressource dans son organisation auprès de qui il est en mesure de se confier. Cette personne peut être un collègue, un mentor, un supérieur, un membre du service d’éthique, ou encore un membre d’un groupe de supervision ou de codéveloppement. Dans tous les cas, la prévention demeure la meilleure avenue. Dès son arrivée dans un nouveau milieu, le professionnel devrait déterminer ses interdits et sa zone de confort, établir ses limites professionnelles et identifier le réseau de soutien sur lequel il pourra compter.
Développer la sagesse pratique
Pour faire face plus facilement aux dilemmes éthiques, nous devons également développer un jugement flexible adapté aux situations incertaines et désordonnées : la sagesse pratique. Celle-ci résulte de l’interaction entre les données probantes et notre jugement professionnel : échanger avec ses collègues et se tenir à jour au niveau scientifique permet de prendre du recul et favorise le sentiment de compétence. Son développement exige de développer sa sensibilité éthique et d’entretenir une relation authentique avec soi-même. La sagesse pratique nous aide à anticiper les réponses à la question : « qu’est-ce qui va arriver si je continue ainsi ? » et à agir proactivement en conséquence. Elle nous aide à mieux vivre avec les conséquences de nos décisions au quotidien, à assumer sereinement le lendemain de toutes nos interventions.
En conclusion
En tant que criminologues, nous avons l’obligation éthique de prendre soin de nous-mêmes non seulement pour respecter les valeurs de notre profession, mais surtout parce que nous sommes d’abord des humains et ensuite des professionnels. Pour ce faire, vous devez prendre un engagement formel et tangible : faites une promesse écrite, publique et spécifique de prendre soin de vous-mêmes. Fixez-vous des délais et des objectifs concrets : votre plan doit inclure des objectifs et des échéances spécifiques. Enfin, élaborez des stratégies efficaces et suivez-les : votre plan doit être non seulement réalisable, mais aussi suivi avec beaucoup d’engagement. Ainsi, au même titre que vos rencontres, prévoyez des plages de « bien-être » à votre agenda et, surtout, respectez-les ! Intégrer son bien-être dans une routine devient beaucoup plus facile lorsque ce n’est pas considéré comme un fardeau supplémentaire, mais comme faisant partie de sa profession.
Suggestions de lectures
Trois lectures intéressantes pour alimenter votre réflexion :
+ Michel T. Giroux (2020) À la rencontre de la relation d’aide difficile. Approches inspirantes pour les professionnels de la santé et des services sociaux.
+ Sonia Lupien (2023). Le stress au travail VS le stress du travail. Comment réinventer le travail pour diminuer le stress.
+ Jacques Quintin (2020) Éthique de l’accompagnement : Une approche existentielle.
Références
Abramson A. The ethical imperative of self-care. For mental health professionals, it’s not a luxury. The Monitor on Psychology. 2021;52(3) :47-53.
Center for Substance Abuse Treatment. Building a Trauma-Informed Workforce. Dans : Trauma-Informed Care in Behavioral Health Services. Rockville, MD : Substance Abuse and Mental Health Services Administration; 2014. (Substance Abuse and Mental Health Services Administration).
Centre international de criminologie comparée, Ordre professionnel des criminologues du Québec. Les approches axées sur le trauma. Une opportunité de transformation en contexte d’intervention criminologique complexe. 2023 juin 6; En ligne.
Giroux MT. À la rencontre de la relation d’aide difficile. Approches inspirantes pour les professionnels de la santé et des services sociaux. Presses de l’Université Laval; 2020. 150 p. (Laboratoire de sagesse).
Irvine C. The Ethics of Self-Care in Caring Professions. Encyclopaideia. 2014;18(39) :45-54.
Quintin J. Éthique de l’accompagnement : Une approche existentielle. Liber; 2020. 171 p.
Richard S. La délibération éthique chez les travailleuses et travailleurs sociaux en contexte d’intervention difficile : quand le recours au « gros bon sens » et au raisonnement normatif est insuffisant pour interpréter la règle ou remettre en question la décision envisagée et l’action qui en découle. Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire. 2008;14(1) :200-17.
Vézina M. La détresse éthique. Le Partenaire. 2011;20(1) :20.