Criminologues devenues mères : quels changements dans la pratique professionnelle ?

Table ronde
Écrit par Camille Martel, Criminologue en congé de maternité

En tant que criminologue, nous intervenons auprès d’une clientèle vulnérable, victime d’actes criminels, ou judiciarisée. Nous sommes parfois témoins de violence, nous entendons des histoires de vie traumatisantes, nous recevons parfois des menaces ou plus rarement des agressions à notre égard. Notre travail exige alors une certaine maîtrise de soi et le maintien d’une distance émotionnelle. Nous devons aussi faire attention à notre jugement pour rester empathique et professionnel.

Devenue mère, je sens que ma pratique a changé. Je me sens à la fois plus forte dans le sens où je mets plus aisément mes limites, mon rôle de mère devenant une priorité, et en même temps je me sens plus vulnérable et parfois hostile face à certaines clientèles, notamment les agresseurs d’enfants. À la naissance de mon deuxième enfant, je me questionne sur les suites de ma carrière et c’est pourquoi je me suis intéressée à la perception des criminologues devenues mères.

Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé quatre femmes criminologues devenues mères dans les cinq dernières années et œuvrant dans diverses institutions telles que l’Institut de psychiatrie légale Philippe-Pinel, le programme de crise familiale au sein du CLSC, la direction de la protection de la jeunesse, et les centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC).

1. Une organisation plus importante

L’arrivée d’un enfant perturbe l’équilibre familial, ce qui amène à se questionner sur les choix de carrière professionnelle.

En effet, l’organisation devient primordiale pour concilier la vie familiale et la vie professionnelle. La criminologie, une discipline intégrant des notions de psychologie, de justice criminelle, et de travail social, offre ainsi plusieurs opportunités d’emplois. Les femmes que nous avons interrogées en ont profité pour changer d’emploi après leur congé parental en particulier en raison des horaires, des conditions salariales et du stress vécu au travail. Elles ont travaillé à l’urgence détresse, dans des centres de crise ou encore dans des maisons de transition pour personnes judiciarisées, avant la naissance de leur premier enfant. Ces milieux de travail exigent des horaires de soir et de fins de semaine, ce qui devient difficile avec un enfant. Ces femmes préfèrent un emploi avec des horaires flexibles pour réduire leur stress et s’organiser entre leurs responsabilités professionnelles et parentales.

Par ailleurs, ces criminologues devenues mères s’organisent pour protéger leur vie privée. Par exemple, elles ne mettent pas de photos de leurs enfants dans leur bureau ni sur les réseaux sociaux, et parlent rarement de leurs enfants à leur clientèle. Ces femmes tentent de séparer leur vie professionnelle et leur vie familiale, mais elles pensent souvent à leurs enfants lors de leurs interventions, en particulier si elles travaillent auprès desfamilles ayant des enfants du même âge. Elles se sentent plus sensibles dans leur pratique professionnelle depuis qu’elles sont devenues mères.

2. Une plus grande sensibilité

Cette sensibilité est accentuée par la fatigue liée à l’arrivée d’un nourrisson. Les femmes interrogées rapportent pleurer plus souvent lorsqu’elles interviennent auprès d’enfants maltraités et se sentent plus dérangées lorsqu’elles font face à des agresseurs sexuels d’enfants. L’une de nos répondantes a changé de clientèle après la naissance de son enfant. Alors qu’elle a étudié la criminologie avec le souhait d’intervenir auprès des personnes judiciarisées, elle préfère maintenant soutenir les personnes adultes ou adolescentes victimes d’actes criminels. Une autre de nos répondantes a quitté son emploi auprès des familles parce qu’elle ne se sentait plus assez légitime de donner des conseils parentaux alors qu’elle-même découvre la parentalité. Le détachement émotionnel est plus difficile. Elle mentionne être moins à l’aise d’aider d’autres parents quand elle-même a besoin de ressources.

La parentalité ajoute un stress supplémentaire qui peut affecter le travail des intervenantes. En effet, lorsqu’un enfant est malade par exemple, ces femmes criminologues s’absentent ou sont moins attentives dans leurs interventions. L’écoute empathique est alors plus difficile à appliquer. Ventiler auprès des collègues ou intervenir en binôme deviennent des moyens pour pallier ces difficultés.

Bien que ces criminologues devenues mères se sentent plus vulnérables, elles ont développé des forces qui les rendent plus compétentes et épanouies dans leur milieu de travail.

3. Des nouvelles compétences

La parentalité est un épanouissement personnel, mais les femmes peuvent se sentir un peu seules durant leur congé parental. Le retour au travail est une nouvelle adaptation dans la routine quotidienne. Ces femmes développent alors des capacités d’adaptation et d’organisation. De plus, elles se sentent plus enthousiastes et utiles dans leur travail de criminologue. Cet épanouissement personnel et professionnel les rendent plus motivées et efficaces au travail.

D’autre part, les criminologues qui travaillent auprès des familles et des enfants se sentent plus compétentes qu’auparavant puisqu’elles connaissent mieux le développement de l’enfant et comprennent mieux les besoins et les problématiques familiales. Elles peuvent plus aisément se mettre à la place des parents. Aussi, avant de conseiller les familles, elles peuvent tester et appliquer leurs outils d’intervention dans leur vie familiale.

De plus, nos répondantes mentionnent avoir plus de facilité à mettre leurs limites avec la clientèle, notamment en ce qui concerne l’horaire des rencontres. Aussi, elles décrochent plus rapidement du travail à leur retour au domicile familial.

Conclusion

En devenant mères, les criminologues que nous avons interrogées ont pris conscience qu’elles ne souhaitent plus intervenir auprès d’agresseurs d’enfants. Elles font un transfert sur leurs propres enfants, ce qui perturbe leurs interventions. Elles se sentent plus sensibles et plus perturbées lorsqu’elles font face à des enfants maltraités du même âge que les leurs. Le soutien de leurs collègues est alors important. Aussi, ces femmes vont préférer intervenir auprès d’enfants d’un âge différent des leurs.

Pour gérer leur stress, ces femmes font preuve d’une grande organisation, elles choisissent un emploi avec des horaires flexibles et fixent leurs limites avec leur clientèle et avec leur équipe de travail. Ces femmes ont développé des compétences qui leur sont utiles dans leur travail, notamment des capacités d’adaptation, une meilleure connaissance du développement de l’enfant et une meilleure compréhension des enjeux liés à la parentalité.

La criminologie est un domaine large qui offre de nombreuses possibilités d’emploi. Ainsi, ces femmes ont le choix de changer de clientèle pour se sentir plus compétentes. En devenant mères, ces femmes portent un regard différent sur la profession, elles prennent conscience des risques possibles et mettent en place des stratégies pour protéger leur vie privée.