« Et toi ? Tu fais quoi dans la vie ? »
Je ne sais pas pour vous, mais moi, avant de répondre à cette question pourtant banale, je prends cinq secondes pour évaluer si j’ai envie de m’entretenir sur le sujet pour au moins les prochaines quinze minutes. Car répondre « je suis criminologue » signifie aussi répondre aux mille et une questions qui probablement suivront : « Oh wow, comme dans la série Investigations ? »; « Ouf ! Ça doit être difficile pour une fille ? »; « As-tu peur ? »; « Comment fais-tu pour rester saine d’esprit ? Moi je ne serais pas capable… ». Et que dire de celles qui proviennent d’une personne vous regardant, les yeux légèrement écarquillés, avec un regard démontrant une curiosité un brin trop morbide, du genre : « C’est quoi ton pire cas ? » ou encore, selon les nouvelles de l’heure : « Penses-tu que tu vas rencontrer tel ou telle criminel(le) ? ».
Je suis criminologue depuis 1997 et cela fait près de 27 ans que j’œuvre au sein du Service correctionnel du Canada. Alors oui, j’en ai vu de toutes les couleurs ! Autant en tant qu’intervenante de première ligne, qu’en tant que gestionnaire, j’ai eu mon lot d’exposition à des histoires morbides, perverses, malsaines. Je préfère de loin m’entretenir sur les histoires de succès et de réinsertions réussies, vanter à quel point les gens travaillant dans ce milieu sont en grande majorité dévoués, investis, humains et bienveillants. Et ce, malgré qu’ils naviguent la plupart du temps dans un environnement empreint d’une négativité certaine.
Lorsque l’on choisit d’être intervenant, c’est parce qu’au fond du fond, on ressent un grand désir d’aider l’autre, d’intervenir, d’agir; on souhaite faire une différence. Comme notre clientèle se constitue grandement de personnes souffrantes et brisées, le processus d’intervention déplace un poids, une lourdeur, qui peut se déposer en nous, sans que l’on s’en aperçoive vraiment. Il devient donc essentiel pour celui ou celle qui offre du soutien sur une base quasi quotidienne de ne pas négliger d’établir sa zone de sécurité.
Il n’est pas suffisant de savoir mettre des limites professionnelles claires avec le client, il faut aussi savoir se prémunir contre les impacts psychologiques potentiels d’être un intervenant.
Il n’y a qu’une seule façon viable de le faire si l’on aspire à faire ce métier longtemps et c’est de prendre soin de soi. Et c’est GROS ça. Le défi d’une vie pour la majorité des humains. Cela veut dire cultiver d’abord de la compassion pour soi-même, si on veut ensuite être en mesure d’aider les autres. Réussir à établir un cadre bienveillant et bien défini, tout en arrivant à se protéger sainement. C’est, selon moi, l’un des plus grands défis pour l’intervenant. Au cours de ma carrière, j’ai trop souvent constaté que, chez plusieurs collègues qui côtoyaient quotidiennement le côté sombre et triste de l’humanité, pouvait se développer cette espèce de confort, une sorte de tolérance face à cela. Cela peut se traduire par l’adoption de stratégies d’adaptation malsaines (consommation excessive, déconnexion émotionnelle, distractions, conflits, etc.) qui visent essentiellement à se protéger, mais qui peuvent mener à un engourdissement encore plus profond. Malheureusement, encore un trop grand nombre d’intervenants glissent vers cet état et ne semblent pas posséder les outils pour y faire face.
Au début de ma carrière, j’aurais vraiment aimé connaître l’importance de se « regarder aller » dans ce métier.
Cela m’aurait peut-être évité de me retrouver dans une situation où l’hypervigilance était telle, que je dormais avec un couteau entre mes deux matelas, que je rêvais qu’on entrait par effraction chez moi pour enlever ma fille et que je planifiais sérieusement de faire ajouter une sortie de secours dans ma chambre. Le pire était que, aussi anormal que ce fût, ça a été long avant que j’en parle ouvertement, car « Voyons donc, je suis criminologue, je devrais pouvoir gérer ça ! ». J’aurais aussi aimé pouvoir reconnaître les signes chez mes collègues, afin de pouvoir les aider à prendre conscience de ce qui était en train de s’installer, avant que cela ne devienne si criant que personne ne pouvait plus l’ignorer. Confusion mentale, absentéisme, présentéisme, conflits, humour noir ou de mauvais goût…Heureusement, après plusieurs départs consécutifs dans notre équipe (dont moi la première), nous avons finalement eu accès à de la supervision clinique. Temporairement seulement. Rien de permanent. Chez les grandes organisations gouvernementales, c’est souvent plus réactionnel que préventif…
D’où l’importance de s’occuper de soi, soi-même. Faire ce métier, c’est accepter le risque évident que cela représente sur notre équilibre mental, et ce, peu importe nos années d’expérience. Nous ne sommes jamais à l’abri. Je sais de quoi je parle, j’ai crashé deux fois dans ma carrière. Et pour ceux qui me connaissent, de l’énergie, j’en ai à revendre. Sauf qu’à un moment donné, si tu n’écoutes pas les signes, ton corps tire la plug. Plus de jus. Niet. Nada. Pour une hyperactive qui roule à 100m/h, c’est une grosse débarque. Bref, c’est notre responsabilité d’en être conscient et de gérer ce risque. Car si on ne le fait pas, qui le fera à notre place ?
Pour moi, les quelques éléments suivants sont indispensables à considérer et font partie d’une stratégie globale de soin de soi, qui vise à minimiser l’impact d’œuvrer dans des milieux difficiles sur le plan humain et relationnel.
Idéalement, des stratégies devraient être mises en place dans les sphères personnelles, professionnelles et organisationnelles.
Au niveau personnel, un bon point départ est d’explorer ses « vraies » motivations à être criminologue ou intervenant en relation d’aide. Réfléchir d’où ça vient, tenter de faire des liens avec sa propre histoire. Ensuite, prendre conscience et identifier (idéalement par écrit) ses valeurs et son cadre de référence envers soi-même, les autres et le monde. Identifier ses enjeux personnels de l’heure, qu’est-ce qui nous draine notre énergie en ce moment dans notre vie. Être conscient que vivre une séparation, un deuil, une naissance, ou toute autre épreuve de vie peut mettre notre capacité d’adaptation à dure épreuve et nous fragiliser davantage. Il faut donc réévaluer le tout régulièrement, car ces aspects vont nécessairement évoluer au fil des ans. Prendre l’habitude d’écrire. Tenir un journal est un excellent outil pour nous aider à rester ancrés. C’est pas mal plus simple que l’on ne le pense, car il n’y a AUCUNE règle ! Il faut juste s’acheter un beau cahier de notes et écrire dedans quand ça nous tente (idéalement avec la date), le ranger, le perdre, le retrouver deux mois plus tard, se relire, sourire et recommencer. S’auto-observer, ça peut grandement nous aider à reconnaître lorsque certains éléments de notre vie se manifestent, influencent nos interventions ou encore lorsque ce qui se passe au travail a un impact sur notre vie personnelle.
Choisir le matériel violent auquel on s’expose dans notre vie personnelle peut aussi aider à ne pas surcharger notre système (j’ai toujours dit à mes amis que la série Unité 9, ou les films policiers c’était comme faire des heures supplémentaires !). Prendre du temps pour se reposer et ne rien faire, stimuler sa créativité, faire des activités qui ont un sens pour nous, prendre le temps de se « reconnecter » avec ce qui nous allume, ce qui nous passionne. Les stratégies dysfonctionnelles que nous développons un peu inconsciemment pour faire face à la lourdeur de notre travail ont un prix : on ne se déconnecte pas juste du « pas beau ». Ce sont des stratégies de tout ou rien, on finit parfois par perdre de vu le beau aussi… Il faut donc fournir un effort conscient pour cultiver des moments où nous sommes reconnaissants, où l’on prend le temps de respirer, d’observer et de ressentir ce qui se passe en dedans. S’estimer assez pour choisir de se prioriser, de passer du temps avec soi-même, c’est bon pour tout le monde, en toute circonstance, et on ne le dira jamais assez…
La solitude n’est pas l’absence de compagnie, mais le moment où notre âme est libre de converser avec nous et de nous aider à décider de nos vies. » Paul Coelho
Professionnellement, une bonne pratique est de revoir objectivement nos interventions avec des collègues et se rappeler entre nousl’importance d’échanger sur les histoires de succès, autant que sur les difficultés. Cela permet de nous ramener à l’essence même pour laquelle nous avons choisi ce travail. Se faire un petit tableau blanc, accessible à l’équipe, pour souligner publiquement les bons coups (ou s’envoyer un courriel de bonne nouvelle hebdomadaire pour les équipes à distance). Tenter de choisir son temps d’exposition et tenter de planifier ses clients complexes en fonction de son propre niveau d’énergie peut être très salutaire. Aussi, nous pouvons sensibiliser notre employeur à l’importance de permettre la participation à des congrès où l’on peut apprendre, stimuler notre curiosité et connecter avec des gens qui ont la même réalité que nous. Il en va de même pour la supervision clinique, qui est utile, autant pour aider à dénouer les interventions culs-de-sac avec des clients plus difficiles, que pour prévenir l’épuisement.
Mon premier mur, à 27 ans, je ne l’ai pas vu venir. Avec le recul, c’était pourtant évident : je venais de traverser une séparation et je vivais seule avec ma fille de deux ans. De plus, la sécurité préventive m’avait mise sur un programme de protection du personnel, à la suite de découverte de correspondances entre délinquants qui me visaient personnellement. Je dormais peu et le nœud dans mon estomac était rendu permanent. Un matin, mon patron m’a regardé gravement et m’a dit : « Nancy, tu es verte. Ça suffit, tu t’en vas chez toi. » Quel coup dur ! La culpabilité que je ressentais, d’abandonner mon caseload et mes collègues, qui récupéreraient toute ma charge de travail, c’était insupportable ! En plus de me trouver donc faible. Me dire « Je savais bien dans quoi je m’embarquais quand j’ai choisi ce métier, je devrais être faite plus forte que ça ! ». Éventuellement, il faut cesser de dépenser son énergie à se taper sur la tête, mais l’utiliser pour se reconstruire. Et si l’on aspire à demeurer dans ce milieu, il faut mettre en place des stratégies et être à l’affût des signes précurseurs. En gros, il suffit souvent que de mettre en pratique, ce que l’on essaie de transmettre. Néanmoins, malgré les meilleures intentions, le phénomène d’épuisement peut se manifester de nouveau. Plus on est dévoués, motivés, engagés et animés par le désir d’aider, plus on risque de s’oublier. Dans mon cas, presque 20 ans plus tard, quand j’ai reconnu ce mur s’en venir au loin, j’étais devenue la directrice du centre régional de santé mentale et nous sortions de plus de 2 ans de pandémie. Bien que mon moral semblait relativement bon, j’avais quand même recontacté ma psychologue, car j’avais observé des problèmes de mémoire, de plus en plus de difficulté à me concentrer, de l’irritabilité, de l’insomnie, me mettre à douter de mes décisions… Je me suis aussi mise à avoir des maux physiologiques, en plus de la fatigue physique intense (je me suis même endormie sur une lumière rouge !). Avec le soutien de ma psy, je me suis rendue à l’évidence : nier la réalité me faisait perdre un temps précieux… Il faut savoir mettre son égo de côté et avoir l’humilité de se retirer lorsque c’est le moment, peu importe le rôle que l’on occupe. Cela signifiait non seulement quitter un boulot stimulant que j’adorais, mais aussi une centaine de détenus/patients très malades, et des employés eux-mêmes à bout de souffle. J’ai rassemblé mon courage et j’ai ouvertement discuté de la situation avec mon équipe. Je ne partais pas pour des vacances, et je ne reviendrais probablement pas. J’étais au bout de mon p’tit rouleau. Reconnaîtremon état assez tôt m’a permis d’identifier une relève, de bien planifier mon départ et d’éviter ainsi de quitter subitement et de façon précipitée. J’ai remercié mes employés pour leur dévouement et leur engagement et je les ai encouragés à faire eux aussi, attention à eux. Je leur ai dit de ne jamais hésiter à consulter et à demander de l’aide. Loin de me juger, ils m’ont applaudi (littéralement !) et m’ont remercié pour ma transparence, mon intégrité, mon honnêteté. J’ai quitté le cœur gros, mais la tête haute, et le sentiment du travail accompli.
« Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends » – Nelson Mandela
Finalement, comme après toute épreuve, il faut saisir l’opportunité d’examiner ce qui s’est passé et en tirer une leçon. Il était où le cadeau là-dedans ? Qu’est-ce que j’ai appris ? Prendre le temps de s’occuper de soi, d’apprendre à combler soi-même ses besoins, permet ensuite de vraiment être présent pour les autres. Pour ma part, j’ai finalement compris que prendre soin de moi impliquait une discipline quotidienne. Pas seulement une « patch » que j’arrivais à mettre en place lorsque ça allait moins bien. C’est un mode de vie. Chacun sa recette, mais pour moi, j’essaie de commencer chaque jour par une marche au grand air, du yoga et de la respiration consciente, car ça me permet de « me sentir », de rester connectée et de gérer mon TDAH ! Et si je saute une journée, ce n’est pas la fin du monde ! J’essaie de consciemment choisir d’agir au lieu de réagir, d’être disponible pour les gens que j’aime, de m’éloigner des faux problèmes et des distractions inutiles, de jouer dehors hiver comme été, de stimuler ma créativité, de prendre la responsabilité de toutes mes actions (y compris de mon bonheur), de ne pas prendre les choses personnellement, de demeurer dans le moment présent et de toujours faire de mon mieux.
Alors, maintenant, quand on me demande ce que je fais dans la vie, je réponds sans hésiter, et avec beaucoup de fierté « criminologue », car c’est beaucoup plus qu’un métier palpitant et fascinant, c’est en grande partie la route qui m’a permis de prendre conscience de la personne que je suis et de l’immense chance que j’ai dans la vie. Et c’est de cela que j’ai envie de parler.