Créer la cohérence : le traumatisme et les criminologues

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Écrit par Denise Michelle Brend, PhD

Les criminologues qui travaillent directement dans les milieux de pratique sont régulièrement confronté(e) s à des expériences potentiellement traumatisantes. Toutes les populations identifiées dans les actes professionnels réservés aux criminologues souffrent aussi disproportionnellement d’exposition à des traumatismes1-7. Les objectifs de prévention, de réadaptation et de réintégration des interventions criminologiques doivent être atteints « tout en protégeant les droits des individus et de la collectivité »8. Cependant certaines de ces interventions ont un potentiel traumatique élevé et peuvent entraîner un stress post-traumatique à la fois pour les client(e) s et à la fois pour les criminologues9,10.

Ces préjudices potentiels auxquels sont confrontés les criminologues sont moins évidents dans la formation, les activités professionnelles, les politiques et les pratiques organisationnelles les impliquant.

Par conséquent, le bien-être individuel d’un criminologue peut être lié au succès de ses interventions.

Les progrès scientifiques examinant les impacts de divers vecteurs de traumatismes interpersonnels et systémiques, associés à des pénuries de main-d’œuvre dans les systèmes de services sociaux à l’échelle internationale, ont mis en évidence l’importance du bien-être professionnel.

Au travail, cela peut se traduire par un jugement professionnel altéré11 ou encore par une diminution des capacités de régulation émotionnelle, pourtant nécessaires à l’exécution de la majorité des interventions. Ces défis peuvent également contribuer au roulement de personnel, créant un manque de stabilité des services12 qui s’est avérée avoir un impact négatif sur la clientèle. Par exemple, il a été démontré que le roulement du personnel contribue à des trajectoires plus difficiles pour les jeunes placés en centre de réadaptation sous la responsabilité de la DPJ13; et qu’il augmente également les coûts d’exploitation pour les systèmes de services sociaux à travers plusieurs secteurs14.

La manière dont les préjudices peuvent se manifester est très personnelle et changeante d’une personne à une autre. Cela dit, plusieurs phénomènes liés au trauma sont apparus comme potentiellementrisqués pour les professionnels de la relation d’aide en général. Cela inclut notamment le trouble de stress post-traumatique (TSPT) qui peut survenir par l’expérience directe d’un événement traumatique ou par l’exposition aux détails aversifs des événements traumatiques vécus par autrui. Ce dernier type de TSPT a d’abord été identifié comme un trauma vicariant, une fatigue de compassion, ou un stress traumatique secondaire, avant d’être formellement inclus dans les critères de diagnostic du TSPT en 201315. La méconnaissance de cette information peut d’ailleurs mener à des diagnostics erronés d’épuisement professionnel. Les criminologues sont aussi confrontés à cette problématique, mais elle n’est ni liée au trauma, ni spécifique aux professions d’aide. Aussi, le trauma complexe, qui peut prêter à confusion en raison de ses deux définitions distinctes, est une autre forme de trauma à laquelle les criminologues sont exposés. Décrit parfois comme des expériences traumatiques vécues dans des périodes de développement sensibles dans l’enfance16, le trauma complexe est aussi défini comme s’appliquant aux adultes exposés à un traitement répétitif et menaçant au fil du temps17. Comme le diagnostic de TSPT utilisé en Amérique du Nord a maintenant identifié cette exposition répétitive, nous pouvons identifier le trauma complexe chez l’adulte à travers le large prisme du TSPT15.

Un autre préjudice possible du travail dans les services sociaux est la détresse morale. Il s’agit du nom donné à l’angoisse qu’un professionnel peut ressentir lorsqu’il doit faire des choses à, pour ou avec des clients qu’il croit faire souffrir inutilement. La détresse morale suscite un intérêt considérable, car elle a été directement liée à une altération fonctionnelle et à un roulement parmi les prestataires de soins de santé18. Il convient également de noter que les professionnels peuvent ne pas présenter tous les critères pour un diagnostic de TSPT et que la détresse morale n’est pas du tout un diagnostic formel, mais cela ne suggère pas que leur souffrance est négligeable ; d’ailleurs, dans de tels cas, ils peuvent recevoir d’autres diagnostics (telles qu’un trouble de l’adaptation, épuisement professionnel, dépression ou anxiété) s’ils cherchent de l’aide médicale ou souhaitent faire une demande d’invalidité.

De nombreuses recherches ont été menées pour mieux comprendre ce qui conduit aux préjudices subis par les professionnels de la relation d’aide et ce qui conduit les personnes à démissionner de ce type de postes. Les facteurs au travail examinés incluent la violence, l’autonomie de décision ou l’inclusion, les exigences, l’autosoins, la charge, l’ambiguïté ou le conflit de rôle, l’engagement organisationnel, l’épuisement professionnel, les attitudes liées au trauma, le stress traumatique secondaire, l’engagement affectif, la satisfaction à l’égard de la supervision, la détresse morale, les salaires, le soutien social ainsi que les facteurs liés à la personnalité et à l’adversité vécue à l’enfance19-26. Ce qui semble être à l’origine des dommages liés au travail et au roulement de personnel est donc une interaction complexe de facteurs individuels, locaux et systémiques. De même, les recherches qui étudient les facteurs favorisant la résilience ont montré qu’il n’existe pas de facteurs uniques ou de groupes de facteurs spécifiques permettant de la prédire27.

La rhétorique populaire suggère l’autosoins comme un facteur protecteur ; cependant, il existe peu de preuves soutenant que les stratégies d’autosoins (« self-care ») soient efficaces sans une culture organisationnelle et un leadership pour soutenir de tels efforts28. Le debriefing en une seule séance après des incidents critiques a été mis en place dans de nombreux contextes, mais n’a pas démontré son efficacité. Dans certaines circonstances, il peut même être nocif29. Une approche réactive, en particulier celle ciblant les préjudices au niveau individuel, ne semble pas non plus efficace selon les preuves empiriques. Par exemple, une fois qu’une personne est diagnostiquée avec un TSPT, le processus de guérison peut être très coûteux et prendre beaucoup de temps30. Un changement philosophique qui vise plus large que les approches individualisées et réactives, par exemple avec ce que l’on appelle les approches sensibles aux traumas (AST), commence donc maintenant à gagner du terrain.

Les AST ont évolué en réaction aux besoins des personnes ayant vécu des traumas interpersonnels ou systémiques. Elles représentent une restructuration majeure dans la manière dont les services sociaux sont conçus et fournis, soulignant la nécessité de changer les systèmes à tous les niveaux pour toutes les parties prenantes : le bien-être des clients, de leurs familles et communautés, mais aussi celui du personnel. Les pratiques et politiques doivent ainsi être transparentes, cohérentes, culturellement pertinentes et significatives, informées par les besoins et l’expertise locaux. Les AST sont délivrés à travers les structures sociales existantes, tirant parti de l’un des facteurs les plus protecteurs contre le trauma : le soutien social. Plusieurs modèles ont été testés et des preuves commencent à émerger démontrant leur efficacité dans la réduction des symptômes de santé mentale parmi des populations diverses31-37. Bien que beaucoup reste à comprendre concernant cette nouvelle manière de percevoir l’adversité et la résilience humaine, jusqu’à présent, les AST ne semblent pas présenter d’effets néfastes.

Les personnes impliquées dans les services criminologiques, qui ont été judiciarisées, victimisées, et celles qui travaillent au sein du système, ont besoin des recours contre les effets néfastes des expériences traumatisantes38-45. Comme tel, notre système est très coûteux et peu efficace. Nos ressources seraient mieux investies à comprendre les impacts du trauma sur toutes les parties prenantes et à transformer nos services et nos milieux de travail en moteurs de bien-être.46-50. Les impacts du trauma sont ressentis collectivement et doivent être reconnus collectivement afin de prendre soin de ceux qui sont à risque et d’arrêter la perpétuation des cycles de préjudices.

L’auteur souhaite remercier Sabrina Bourget pour sa révision et édition linguistique inestimables.

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