La violence conjugale est un enjeu majeur de santé publique au Canada. Ces dernières années, le gouvernement a mis en place une stratégie gouvernementale intégrée en violence conjugale, impliquant des avancées importantes de la part du système judiciaire, des services communautaires, correctionnels ainsi que des corps policiers. Ces efforts ont été rendus possibles grâce à des investissements records des paliers de gouvernement, illustrant leur volonté de lutter contre cette problématique chez les adultes. En effet, l’âge moyen des personnes condamnées pour des actes de violence conjugale se situe entre 25 et 39 ans (Statistique Canada, 2022) et il y a 15 ans, le coût économique annuel de ces crimes était estimé à 7,4 milliards de dollars au Canada (Zhang et al., 2013). Il est inquiétant de penser à quel point ce chiffre a pu augmenter jusqu’à aujourd’hui.
Mais qu’en est-il des jeunes ?
La violence dans les relations intimes des adolescents est un phénomène encore trop peu connu. Pourtant, selon l’étude d’Hébert et al. (2020), menée sur une période d’un an, un tiers des adolescents en couple ont subi de la violence, tandis qu’un quart reconnaissent en avoir infligé à leur partenaire. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette violence est souvent bidirectionnelle, impliquant autant les garçons que les filles, qui se retrouvent tour à tour auteurs et victimes (Blais et al., 2022). Ces chiffres démontrent une problématique largement répandue chez les jeunes du secondaire, une population dite normative. La forme de violence la plus fréquente est le contrôle coercitif1, qui touche 36 % des jeunes. Dans ces situations, les victimes se voient notamment interdire certaines interactions sociales par jalousie, subissent des humiliations ou sont surveillées par géolocalisation (Statistique Canada, 2024).
Mon intérêt pour cette problématique s’est intensifié après la vague de féminicides en 2020. La naissance de ma fille cette même année a aussi aiguisé ma sensibilité à la violence faite aux femmes et m’a poussée à repenser ma pratique en tant que criminologue. J’avais envie de contribuer à la prévention en travaillant en amont sur les trajectoires des auteurs de violence conjugale. Mes collègues et moi constations régulièrement des comportements transgressifs et des inégalités dans les relations intimes des jeunes adolescents que nous accompagnions, tous pris en charge par la LPJ et la LSJPA. Nous ne savions pas toujours comment aborder ces situations, surtout avec une clientèle ayant vécu divers traumatismes relationnels. Où pouvait-on orienter les jeunes qui adoptent ce type de comportements violents ? Fallait-il attendre qu’ils aient 18 ans pour offrir des services ? En cherchant ce qui se faisait pour eux, je me suis heurtée à un vide thérapeutique majeur.
Dans mes recherches, j’ai trouvé des projets de prévention primaire de qualité, tel que le projet Étincelles (Hébert, s.d.), qui répond efficacement aux besoins de prévention pour la population générale adolescente. Cependant, il m’a semblé surprenant de constater le peu de retombées pour ma population clinique bien qu’elle soit plus à risque de subir ou de commettre des actes de violence.
J’ai également trouvé de nombreux projets de recherche fournissant des données précieuses sur la violence entre partenaires intimes, mais encore une fois, peu se traduisaient par des actions cliniques tangibles dans mon milieu de pratique. De fil en aiguille, j’ai été frappée par le décalage entre les investissements réalisés pour la violence conjugale chez les adultes et ceux déployés pour les adolescents. Ce décalage apparaît d’autant plus surprenant que nous savons que la violence conjugale est un cycle en gradation et que les premières manifestations de violence dans les relations intimes se produisent souvent bien avant les premiers comportements « judiciarisables ». De façon évidente, le manque de soutien précoce pour ces adolescents à risque m’apparaît contribuer à renforcer un cycle de violence qui devrait pourtant être brisé à ses débuts.
Ces constats nous ont incités à examiner de plus près les besoins cliniques des jeunes en difficulté. C’est dans cette optique que nous avons mené une étude sur deux unités de la Cité des Prairies en utilisant notre outil maison (explication de l’outil ci-dessous). Pendant six mois, nous avons recueilli des données sur deux groupes : l’un sous la LPJ et l’autre sous la LSJPA. Les données collectées montrent que plus d’un tiers des jeunes dépistés dépassaient le seuil critique de l’outil, présentant suffisamment de facteurs de risque pour nécessiter une intervention ciblée en matière de violence entre partenaires intimes. Nous avons également observé une prévalence plus élevée de ce risque chez la clientèle suivie en vertu de la protection de la jeunesse (LPJ) comparativement à celle suivie sous la LSJPA.
Au cours des dernières années, mes collègues (Diane Maisonneuve; Pierre Jr. Lefebvre, sexologue; Camille Petit, psychoéducatrice; et Caroline Messier Bellemare, psychologue) et moi avons développé une boîte à outils pour les intervenants du CIUSSS du Centre-Sud- de-l’Île-de-Montréal. Ce projet, issu d’une volonté du terrain, vise à combler le vide thérapeutique mentionné précédemment.
Les objectifs de la boîte à outils sont triples : sensibiliser les intervenants à la problématique chez les jeunes en difficulté, proposer un outil de soutien au dépistage, et fournir des ressources pour des interventions ciblées.
La boîte à outils a été développée en collaboration avec l’IUJD et l’outil de dépistage a été construit avec le support de Victoria Allard, psychologue et chercheuse dans le cadre du développement d’un outil psychométrique d’évaluation du risque de violence conjugale en partenariat intimes en partenariat avec le ministère de la Sécurité publique (Allard et al., 2022). Bien que notre outil de dépistage n’ait pas été validé scientifiquement, la boîte à outils a été déployée massivement aux intervenants de notre CIUSSS et le projet s’est vu récompensé du prix Coup de Cœur du Projet intrapreneurial du Bureau de l’innovation du CIUSSS de l’île de Montréal (CCSMTL, 2024). Ce projet met en lumière une réalité sous-estimée : la violence dans les relations intimes touche aussi les jeunes. Intervenir dès les premiers signes de comportements transgressifs, en particulier chez les jeunes vulnérables, est essentiel pour atténuer les répercussions sociales et économiques de la violence conjugale.
Dans cette optique, les acteurs du continuum des jeunes contrevenants à Montréal réfléchissent activement à ces enjeux afin d’améliorer leurs pratiques d’intervention. Je remercie le magazine Beccaria de me donner l’opportunité de partager ce sujet et ces outils avec vous par le biais de cet article. Je souhaite ainsi soutenir mes collègues criminologues, intervenant auprès des jeunes, à infléchir cette problématique en amont, ce qui, espérons-le, soutiendra également nos collègues criminologues qui interviendront plus tard auprès des auteurs et des victimes adultes.
*La boîte à outils est disponible via le site de l’IUJD (voir bibliographie) ou avec ce code QR :