L’évaluation du risque de récidive et la prise en charge des jeunes personnes contrevenantes (JPC) sont une priorité dans de nombreux systèmes de justice. Au Québec, comme dans de nombreux pays, la prise en charge des JPC se fait selon les grands principes du modèle d’intervention Risque-Besoins- Réceptivité (1) (RBR). Afin de réaliser l’évaluation du risque de récidive à la base d’une prise en charge selon le modèle RBR, le Youth Level of Service/Case Management Inventory (2) (YLS/ CMI) est l’un des instruments structurés les plus largement utilisés, dont au Québec.
Bien que l’utilisation du modèle RBR et du YLS/CMI soit actuellement considérée comme une pratique exemplaire dans l’évaluation et l’intervention auprès des JPC (3-5), plusieurs auteurs ont mis en évidence deux principales limites à cette pratique. Premièrement, le YLS/CMI se concentre principalement sur les facteurs de risque et les caractéristiques négatives des JPC (6- 7), comme les attitudes antisociales, ou sur l’absence d’aspects positifs, comme le manque d’amis prosociaux. Deuxièmement, plusieurs auteurs soulignent que les besoins non criminogènes peuvent être tout aussi importants que les besoins criminogènes par leur effet direct sur la motivation au changement des JPC et leur effet indirect sur la récidive (8-11).
Si l’évaluation, qui est souvent le premier contact des JPC avec le système de justice après leur arrestation, se concentre uniquement sur leurs déficits, elle peut conduire à ne voir en ces jeunes que leurs problèmes et leurs difficultés. Cette porte d’entrée « limitante » a des retombées à plusieurs niveaux. D’une part, cela peut engendrer chez les JPC un sentiment de stigmatisation (12) ainsi que des perceptions d’attentes élevées à leur égard (13). Ensuite, cela peut participer à réduire le choix des objectifs d’intervention à travailler avec les JPC, car l’évaluation et l’intervention interagissent et se nourrissent l’une l’autre (14). Or, les JPC sont bien plus que la somme de leurs facteurs de risque (15-17) et, comme tous les êtres humains, ils possèdent des forces, qu’ils en soient conscients ou non (18-19). Ces forces ont été identifiées par les intervenants sur le terrain (17;20) et un nombre croissant de chercheurs suggèrent que la prise en compte de ces forces pourrait conduire à des résultats plus positifs que la considération des seuls besoins criminogènes (21). Le processus d’évaluation devrait donc permettre d’identifier les forces pour aider à développer des interventions adaptées, et favoriser la collaboration entre les intervenants et les JPC évaluées et leurs familles (17;22).
Une force peut être définie comme étant « une compétence, attitude, exploitée ou non, présente au sein de chaque individu ou de sa communauté au sens large, qui peut potentiellement être mobilisée en vue d’adopter un comportement prosocial, d’améliorer son bien-être, tout en réduisant la probabilité de nuire à autrui ou à soi-même » (23) (p.9).
Les forces peuvent être présentes chez une JPC, mais sans avoir encore d’effet protecteur, comme le revêt un facteur de protection (24). Considérer les forces est utile, car cela permet d’examiner des aspects différents au sein de l’évaluation des JPC. Ainsi, au lieu de se questionner sur la participation de la JPC à une activité de loisir structurée (facteurs de protection) ou sur sa non-participation (facteurs de risque), on peut évaluer l’intérêt de la JPC pour une activité non structurée (danse libre ou jeux vidéo), et ce, afin de structurer le quotidien de la JPC au travers d’une activité attractive pour elle, ou encore afin de contribuer à développer ses compétences qui seront utiles pour d’autres domaines de sa vie. La force peut donc être vue comme ce qui précède le facteur de protection, car elle ne revêt pas encore un effet protecteur.
Dans ce contexte, le Strengths/Structured Assessment for Youth (S/SAY), développé en Belgique francophone par Cécile Mathys en 2020, a été créé pour être utilisé en complémentarité du YLS/CMI (25). Le S/SAY est composé de 24 à 26 items de force répartis dans les mêmes domaines de risque dynamiques que le YLS/CMI (1). Comme pour les facteurs de risque, chaque force est cotée, « absente » ou « présente » sur la base d’un ensemble défini d’instructions de notation. À ce stade, les forces ne sont pas encore incluses dans le score total ni dans la détermination du niveau de risque. Afin de présenter au juge, mais aussi à la JPC évaluée, les résultats de l’évaluation combinée des risques et des forces, le S/ SAY utilise un visuel simple – des segments de couleur – pour illustrer l’intensité des facteurs de risque et des forces pour chaque domaine. Ce visuel aide les JPC à identifier les domaines qui peuvent être utiles dans l’élaboration de leurs plans d’intervention, soit sur la base d’un objectif de risque (diminuer leur consommation de substances), soit sur la base d’un objectif de force (utiliser sa capacité à exprimer ses émotions personnelles pour développer un soutien social à l’école (26).
Le S/SAY est en cours de validation au Québec auprès des JPC d’un Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) ainsi qu’en Belgique francophone. Les premières analyses statistiques sur ses propriétés psychométriques (27-30) et les propos des utilisateurs (31-32) sont très encourageants pour l’avenir. L’utilisation conjointe du YLS/CMI et du S/SAY permet d’apporter une vision plus nuancée et complète de la JPC. En effet, comme le souligne un utilisateur belge, « ce qui est différent avec le S/SAY maintenant je crois, c’est que l’on met beaucoup plus en avant les forces, car avant ça, c’est vrai, on voyait peut-être plus le négatif […], on voyait la problématique et pas forcément les forces que le jeune pouvait apporter ».
En conclusion, innover en utilisant un outil mesurant les forces favorisera la mise en place des stratégies d’intervention misant sur celles-ci, facilitera la motivation au changement des JPC et développera des collaborations avec ces dernières plus positives dans le futur.
Notes
1 Bonta, J. & Andrews, D. A. (2017). The psychology of criminal conduct (6th Edition). Routledge.
2 Hoge, R. D. & Andrews, D. A. (2010). Youth Level of Service/ Case Management Inventory 2.0 (YLS/CMI 2.0) user’s manual. Toronto, ON : Multi-Health Systems.
3 Dowden, C. & Andrews, D. A. (1999). What works in young offender treatment : A meta-analysis. Forum on Corrections Research, 11(2), 21 – 24.
4 Koehler, J. A., Lösel, F., Akoensi, T. D. & Humphreys, D.K. (2013). A systematic review and meta-analysis on the effects of young offender treatment programs in Europe. Journal of Experimental Criminology, 9(1), 19 – 43. http://dx.doi.org/10.1007/s11292-012-9159-7
5 Lipsey, M. W. (2009). The primary factors that characterize effective interventions with juvenile offenders : A meta- analytic overview. Victims and offenders, 4(2), 124 – 147. https://doi.org/10.1080/15564880802612573
6 Case, S. & Haines, K. (2016). Taking the risk out of youth justice. In Beyond the Risk Paradigm in Criminal Justice, 61–75. https://doi.org/10.1057/978-1-137-44133-1_5
7 McNeill, F. (2006). A desistance paradigm for offender management. Criminology & Criminal Justice, 6(1), 39 – 62. https://doi.org/10.1177/1748895806060666
8 Haqanee, Z., Peterson-Badali, M. & Skilling, T. (2015). Making “what works” work : Examining probation officers’ experiences addressing the criminogenic needs of juvenile offenders. Journal of Offender Rehabilitation, 54(1), 37 – 59. https://doi.org/10.1080/10509674.2014.980485
9 Serie, C. M. B. (2022). Juvenile Delinquency and Rehabilitation : Examining the Good Lives Model [thèse de doctorat, KU Leuven. Lirias. https://kuleuven.limo.libis.be/ discovery/search?query=any,contains,LIRIAS3731636&tab=LIRIAS&search_scope=lirias_profile&vid=32KUL_KUL:Lirias&offset=0
10 Ward, T. & Fortune, C.-A. (2013). The Good Lives Model : Aligning Risk Reduction with Promoting Offenders’ Personal Goals. European Journal of Probation, 5(2), 29 – 46. http://dx.doi.org/10.1177/206622031300500203
11 Ward, T., Yates, P. M. & Willis, G. M. (2012). The good lives model and the risk need
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12 Case, S. & Haines, K. (2016). Taking the risk out of youth justice. In Beyond the Risk Paradigm
in Criminal Justice, 61
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13 Villeneuve, M.-P., F-Dufour, I., Couturé-Dubé, R., & Isabel, A. (2024). Desistance from Crime and Narrative Changes : Perspectives of Justice-Involved Youth. In I.F-Dufour, N. Brunelle, R. Couturé-Dubé and D. Henry (Eds), Understanding Desistance from Crime and Social and Community (Re) integration (pp. 82-98). Routledge.
14 Van de Sande, A., Beauvolsk, M. A., Larose-Hébert, K., Le Pain, I. & Lebel, A. (2018). Le travail social : théories et pratiques. Chenelière éducation.
15 Lerner, R. (2005). Promoting positive youth development : Theoretical and empirical bases. White paper prepared for : Workshop on the science of adolescent health and development. Washington DC : National Research Council.
16 Murray, J. & Farrington, D. P. (2010). Risk factors for conduct disorder and delinquency: key findings from longitudinal studies. The Canadian Journal of Psychiatry, 55(10), 633 – 642. https://doi.org/10.1177/070674371005501003
17 Sanders, J., Munford, R., Thimasarn-Anwar, T., Liebenberg, L. & Ungar, M. (2015). The role of positive youth development practices in building resilience and enhancing wellbeing for at-risk youth. Child Abuse et Neglect, 42, 40 – 53. https://doi.org/10.1016/j.chiabu.2015.02.006
18 Ungar, M. (2004). A constructionist discourse on resilience : Multiple contexts, multiple realities among at-risk children and youth. Youth & Society, 35(3), 341 – 365. https://doi.org/10.1177/0044118X03257030
19 Ward, T., Gannon, T., & Mann, R. (2007). The good lives model of offender rehabilitation : Clinical implications. Aggression and Violent Behavior, 12(1), 87 – 107. https://doi.org/10.1016/j.avb.2006.03.004
20 Mackin, J. R., Weller, J. M, Tarte, J. M. & Nissen, L. B. (2005). Breaking new ground in juvenile justice settings : Assessing for competencies in juvenile offenders. Juvenile and Family Court Journal, 56(2), 25 – 37. http://dx.doi. org/10.1111/j.17556988.2005.tb00104.x
21 Soderstrom, M. F., Childs, K. K. & Frick, P. J. (2020). The role of protective factors in the predictive accuracy of the Structured Assessment of Violence Risk in Youth (SAVRY). Youth violence and juvenile justice, 18(1), 78 – 95. https://doi.org/10.1177/1541204019837329
22 Saleebey, D. (Ed.). (2006). The strengths perspective in social work practice (4th Ed.). Boston, MA: Pearson Education, Allyn and Bacon.
23 Miny, A. (2020). Propositions visant une meilleure identification des forces et facteurs de réceptivité au sein de l’outil d’évaluation YLS/CMI-YCA. Travail de fin d’étude en criminologie, Université de Liège, Liège, Belgique.
24 Serin, R. C., Chadwick, N. & Lloyd, C. D. (2016). Dynamic risk and protective factors. Psychology, Crime & Law, 22(1-2), 151 – 170. https://doi.org/10.1080/1068316X.2015.1112013
25 Mathys, C., Brassine, N., & Parent, G.. (soumis). The Strengths/Structured Assessment for Youth (S/SAY) : Evaluating strengths in a case study of a Justice-involved Youth. Journal of Forensic Psychology and Practice.
26 Mathys, C. (2021). Le trajet éducatif du mineur poursuivi d’un fait qualifié infraction en Communauté Française : enjeux autour de l’évaluation et de l’intervention. Journal du Droit des jeunes, 409, 6 – 13. https://hdl.handle. net/2268/265818
27 Brassine, N., Mathys, C., & Parent, G. (2023, septembre). The Strengths/Structured Assessment for Youth (S/ SAY): Preliminary Result from Belgium. Communication par affiche effectuée dans le cadre du congrès annuel de l’American Society of Criminology (ASC), Philadelphie, Pennsylvanie, États-Unis.
28 Mathys, C., Parent, G., & Brassine, N. (2024, mai). Mesurer les forces des jeunes personnes contrevenantes? Pourquoi et comment ?. Conférence présentée dans le cadre des conférences midi du Centre International de Criminologie Comparée (CICC), Montréal, Canada.
29 Parent, G., Mathys, C., & Brassine, N. (2023, septembre). The Strengths / Structured Assessment for Youth (S/SAY) : The other side of the risk evaluation. Communication orale effectuée dans le cadre du congrès annuel de l’American Society of Criminology (ASC), Philadelphie, Pennsylvanie, États-Unis.
30 Parent, G., Mathys, C., & Brassine, N. (2024, mai). Au cœur de l’évaluation: présentation des qualités psychométriques du S/SAY au Québec et en Belgique. Communication orale effectuée dans le cadre du 18e colloque de l’Association des Criminologues de Langue Française, Liège, Belgique.
31 Brassine, N., Mathys, C., Parent, G., & Villeneuve, M.P. (2024a, avril). The strengths/structured assessment for youth (s/say) : What do social work practitioners in youth detention centers think ? Communication par affiche effectuée dans le cadre du congrès annuel de la Society for Research on Adolescence (SRA), Chicago Illinois, États- Unis.
32 Brassine, N., Mathys, C., Parent, G., & Villeneuve, M.P. (2024b, avril). Au cœur de l’utilisation : Comment les intervenant·es de terrain vivent l’évaluation des forces ? Communication orale effectuée dans le cadre du 18e colloque de l’Association des Criminologues de Langue Française, Liège, Belgique.