La première fois où j’ai entendu parler de fatigue de compassion, c’était à la maitrise en criminologie, après plusieurs années d’intervention. J’ai alors compris l’expérience vécue quelques années auparavant. J’ai trouvé extrêmement puissant d’enfin mettre un mot sur cette réalité et cela a nourri ma détermination à aborder ce sujet essentiel lors de mes formations et en tant qu’enseignante.
Je ne peux que me réjouir de constater que les tabous se dissipent et que les cursus académiques abordent ce sujet de plus en plus tôt dans la formation des futures personnes intervenantes.
Bien que de nombreuses appellations sont utilisées dans la littérature pour décrire les impacts négatifs de la sollicitude (fatigue de compassion, épuisement professionnel, stress traumatique secondaire, trauma vicariant et trouble de stress post-traumatique) et qu’il n’existe aucunconsensus scientifique à ce sujet, la fatigue de compassion est un terme qui s’est imposé graduellement dans les 30 dernières. Alors, pourquoi suggérer de cesser son utilisation
Il y a une dizaine d’années, l’avancée des recherches en neurosciences a permis de mettre en lumière par le biais d’imageries cérébrales que la compassion ne cause pas de fatigue (Singer et Klimecki, 2014). Cette découverte met en évidence la nécessité de revoir l’utilisation du terme fatigue de compassion.Afin de bien saisir ce raisonnement, il est utile de revoir la distinction entre ces trois expériences : la sympathie, l’empathie et la compassion.
Tout au long du cursus académique des différents programmes en relation d’aide, l’accent est mis sur la distinction essentielle entre sympathie et empathie, alors que l’empathie et la compassion sont à tort fréquemment présentées comme des expériences similaires. La sympathie, définie comme le fait de ressentir pour l’autre, est expressément enseignée comme la posture d’intervention à proscrire, bien qu’en réalité il nous arrive parfois de glisser dans celle-ci face à une personne qui nous touche particulièrement, qui nous ressemble ou ressemble à une personne que nous aimons ou lorsque nous tenons trop personnellement à ce que cette personne aille mieux pour des raisons qui nous sont inconnues. Cette posture d’intervention nous fragilise, puisque la distinction entre l’expérience émotionnelle de l’autre et la nôtre devient floue.
L’empathie, définie comme le fait de comprendre et ressentir avec l’autre, est pour sa part enseignée comme la posture d’intervention à privilégier, autant pour se protéger des effets délétères de la sollicitude que pour intervenir efficacement. L’empathie devait en principe nous permettre de nous immerger dans le vécu de l’autre sans en être affectés. Lorsqu’il s’agit d’émotions positives, il n’y a aucun mal à ressentir avec l’autre sa joie, son espoir ou sa gratitude. Cependant, pour les personnes intervenantes, cela signifie le plus souvent de ressentir avec l’autre sa tristesse, sa colère, son impuissance, son désarroi. Singer et Klimecki (2014) décrivent que les mêmes circuits neuronaux sont activés chez la personne en souffrance que chez la personne qui observe la souffrance et ressent de l’empathie. Comme personne n’aime ressentir des émotions douloureuses, le réflexe naturel dans ces circonstances est de se retirer de cette connexion avec l’autre. L’empathie en soi n’est pas dangereuse, c’est une habileté essentielle comme être humain et pour exercer notre métier. Cependant, notre empathie est constamment sollicitée, dans un environnement de travail qui comporte d’autres facteurs de risque tels que l’exposition au trauma secondaire et de hauts niveaux de stress, l’empathie peut contribuer à la détresse empathique. La détresse empathique est le terme privilégié pour décrire cette réaction orientée vers soi face à la souffrance des autres, avec ce désir inconscient de se retirer de la connexion afin de se protéger des sentiments désagréables que cela engendre (Singer et Klimecki, 2014).
Par ailleurs, la compassion signifie de « reconnaitre l’expérience émotionnelle de l’autre, sans s’identifier à celle-ci et la porter sur ses épaules, jumelé à un désir authentique d’aider l’autre personne à diminuer sa souffrance » (Mathieu, 2021). C’est une émotion positive et orientée vers l’action.
Les circuits neuronaux activés par la compassion sont associés au relâchement d’hormones du bien-être telles que l’ocytocine et la dopamine, ce qui apporte de l’énergie, de la motivation et promeut la connexion à l’autre. Lorsqu’en rencontre avec une personne, nous avons ressenti uneconnexion authentique et avons sincèrement le sentiment de l’avoir aidée, nous terminons généralement cette rencontre en étant énergisés et nous n’avons aucune envie de se retirer de cette connexion, même si nous étions face à une personne souffrante.
En résumé, une réponse empathique est le réflexe premier pour la personne intervenante et celle-ci peut mener à deux voies : la compassion ou la détresse empathique. Heureusement, il est possible d’entrainer notre cerveau à passer de l’empathie à la compassion, une ressource individuelle puissante et inépuisable, et des changements peuvent apparaitre en quelques jours seulement (Singer & Klimecki, 2014). Ces changements ne signifient pas qu’ils seront durables, mais du moins qu’ils sont facilement accessibles et qu’ils ont le potentiel d’être durables s’ils sont pratiqués régulièrement (Jacobs, 2020).
Bien qu’il n’existe encore aucun terme pouvant permettre de décrire avec précision toutes les expériences de détresse en contexte de relation d’aide, le terme détresse empathique (empathic strain ou empathic distress en anglais) est plus juste que fatigue de compassion et c’est celui que les personnes expertes du domaine recommandent d’utiliser (Mathieu et al., 2021). En terminant, ce changement de paradigme nous invite à considérer la pratique de la pleine conscience, l’apprentissage de techniques d’autorégulation émotionnelle et l’entrainement à la compassion et à l’auto-compassion comme des pistes de solutions concrètes pour prévenir la détresse professionnelle et continuer à exercer longtemps ce travail riche de sens, gratifiant et valorisant.
Références
Jacobs, J. (2020, avril 9). This Is How We Can Train Ourselves to Become More Compassionate. Thrive Global. https://community.thriveglobal.com/ empathy-compassion-medititation-training-practice-ethics-psychology/
Mathieu, F. (2021, août 26). Why It Is Time to Stop Using « Compassion Fatigue ». TEND. https://www. tendacademy.ca/stop-using-compassion-fatigue/
Mathieu, F., Tikasz, D., Bride, B. E., et Sprang, G. (2021). A Shift in Perspective—Why it’s Time to Stop Using Compassion Fatigue.
Singer, T., et Klimecki, O. M. (2014). Empathy and compassion. Current Biology, 24(18), R875-R878. https://doi.org/10.1016/j.cub.2014.06.054