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Le Beccaria 2

Le Beccaria 2 : diverses facettes de l’intervention des criminologues face à la problématique de l’exploitation sexuelle des mineurs

Dans ce numéro du Beccaria, « le comité de rédaction de la revue a souhaité représenter les diverses facettes de notre intervention de criminologues face à cette problématique » et de présenter, en primeur, « un aperçu du développement des connaissances et des pratiques en matière d’exploitation sexuelle. » Helsa Bradford, criminologue

 

Helsa Bradford
Helsa Bradford, criminologue

Exploitation sexuelle des mineurs et échanges de services sexuels contre rémunération : approches et interventions. Lorsque j’ai lu le titre qui figure sur le deuxième numéro du webzine Le Beccaria, je ressentais déjà l’empressement de parcourir ses textes, de me plonger dans les savoirs actuels qui traitent de ce phénomène criminologique pour m’abreuver de nouvelles connaissances sur un sujet controversé, bien réel, que notre société tente trop souvent de dissimuler ou encore, de minimiser l’importance. Parler de sexualité, ça rend inconfortable un lot de personnes notamment si c’est d’en parler sérieusement, sans référence aux paroles d’une chanson, à une photo osée ou à la scène d’un film. Ce qui est encore plus difficile, voire confrontant, c’est d’aborder l’exploitation sexuelle, particulièrement celle des mineurs et de s’expliquer l’échange de services sexuels.

Désormais à sa deuxième apparition officielle sur Internet, le webzine Le Beccaria publié bisannuellement se veut une ressource « claire, complète et crédible » tant pour les professionnels que pour le grand public. D’une part, l’intérêt est de permettre aux criminologues de mettre à jour leur pratique et réfléchir sur des enjeux propres à la dimension criminologique et, d’autre part, d’intéresser le public aux réalités du métier tout en faisant rayonner la profession et en informant la population de la mission de l’Ordre professionnel des criminologues du Québec (OPCQ). C’est réellement un honneur et un privilège d’avoir comme artisans de cette revue numérique des passionnés de la criminologie de chez nous. Leur contribution se doit d’être félicitée, car le produit final donne lieu à une confection soignée et enrichissante.

Dans l’objectif de circonscrire la pertinence de la thématique maîtresse de cette deuxième édition de la revue de l’Ordre, il importe de rappeler qu’à l’hiver 2016, pendant plusieurs semaines, à la suite d’un nombre substantiel de fugues de centres jeunesse, le sujet de l’exploitation sexuelle des mineurs a fait les manchettes. En effet, des jeunes filles se sont retrouvées impliquées dans des réseaux de prostitution au Québec et ailleurs au Canada. Appelée à agir sur cette situation et à mettre en place des moyens pour protéger les citoyens et assurer une intervention adéquate auprès des victimes, la classe politique s’est mobilisée. Parmi des actions posées pour affronter le phénomène de l’exploitation sexuelle, il y a eu, en 2019, des changements notoires à la Loi sur la protection de la jeunesse ainsi que des collaborations entre corps policiers et programmes en centre jeunesse.

En juin 2019, ces initiatives sont allées plus loin, menant à la création, au Québec, de la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs qui est en mesure de formuler des recommandations à la suite des travaux de ses membres.

Tout bien considéré, l’impact de la médiatisation de l’exploitation sexuelle a d’une part, accru l’intérêt des chercheurs et des intervenants sur le plan des connaissances pratiques et théoriques et, d’autre part, amené à une volonté politique de reconnaître ce phénomène comme une violence et créé le devoir de lutter contre celle-ci.

Dans ce numéro du Beccaria, « le comité de rédaction de la revue a souhaité représenter les diverses facettes de notre intervention de criminologues face à cette problématique » [1] et de présenter, en primeur, « un aperçu du développement des connaissances et des pratiques en matière d’exploitation sexuelle. » [2] On retrouve un large éventail de textes qui se concentrent principalement sur trois axes : le proxénétisme et la prostitution; l’exploitation et la traite sexuelle; l’exploitation sexuelle des enfants sur Internet. Afin d’en survoler les grandes lignes et de vous accompagner dans l’exploration de la matière qu’offre le webzine à ses lecteurs cet automne, je propose de vous faire part des éléments qui ont retenu mon attention dans chacun des trois axes précédemment nommés.

Le proxénétisme et la prostitution

« Historiquement, la criminologie considérait la prostitution comme l’une des manifestations possibles de conduites délinquantes. »[3] À son honneur, cette posture a évolué. Ce qu’on qualifiait d’auteurs de délits est devenu des victimes de délits [4] et a incidemment occasionné la refonte de l’article 38 de la Loi sur la protection de la jeunesse. En effet, à la suite du projet de loi 99, « […] l’exploitation sexuelle est désormais considérée comme un abus sexuel, sous l’article 38d […] alors qu’anciennement, il s’agissait d’une manifestation de troubles de comportement sérieux, sous l’article 38f. » [5] Maintenant que nous avons statué sur ce changement de paradigme, il est tout indiqué de comprendre les racines d’un phénomène qui a longtemps été marginalisé par les Québécois. L’étymologie du terme proxénète, proxeneta, provient du latin et signifie courtier ou entremetteur. Autrement dit, il désigne un intermédiaire dans toute affaire commerciale. Cette idée est demeurée, car le proxénète, comme on le connaît aujourd’hui, est l’intermédiaire entre le client et le travailleur du sexe. Un homme d’affaires qui convoite le profit. Un problème de société se pose dans ce qualificatif accordé au proxénète. « L’acceptation de ce rôle d’entrepreneur au sein de l’industrie du sexe, et sa promotion dans la culture populaire, peut notamment être expliquée par les valeurs promues par le capitalisme dont celles du profit et de la masculinité. » [6] Malgré l’immoralité des comportements, le proxénétisme se voit en quelque sorte légitimé par ce qui transcende la culture populaire, c’est-à-dire la musique, les vidéoclips, les bars érotiques et la pornographie à titre d’exemples.

L’exploitation et la traite sexuelle

L’exploitation sexuelle est peu documentée dans la littérature et a conséquemment pour effet de freiner les possibilités d’avancées au niveau de la recherche scientifique et du travail terrain. En regard de ce qui existe, des lacunes sont notées quant aux études, ces dernières exposant plus souvent la dynamique de l’exploitation sexuelle chez les victimes (« l’offre ») et les clients (« la demande ») sans référence au proxénète (« la distribution ») [7]. La médiatisation du phénomène a eu l’effet d’un retentissement auprès des chercheurs et des intervenants qui ont fait avancer les connaissances pratiques et théoriques concernant l’exploitation sexuelle. Du côté de la classe politique, il y a eu la reconnaissance de cette manifestation comme une forme de violence. Comme l’a si bien mentionné la criminologue Karine Damphousse, « Après tant d’années laissées-pour-compte, la problématique, de l’exploitation sexuelle se retrouve enfin au cœur des préoccupations de plusieurs élus, corps policiers et magistrats. » [8] Dans cette même veine, différentes initiatives ont vu le jour pour combler ce manque précédemment nommé. En voici un exemple :

Dans une collaboration intersectorielle, le CAVAC [9] de Montréal a mis en place, en 2016, un projet de cinq ans pour développer un savoir-faire adapté aux particularités de la victimisation propre à l’exploitation sexuelle et de surmonter les obstacles à la prestation de services d’aide. Souhaitant faire naître de nouvelles pratiques adaptées à la réalité de la clientèle, la volonté des participants de ce projet est de donner lieu à une expertise qui se situe au niveau de l’intervention en contexte judiciaire, soit un service d’accompagnement destiné à rendre l’expérience pénale positive. Ce projet qui renforce le processus d’autonomisation de la victime est le fruit d’un modèle de pratique concerté qui prend forme dans un partenariat étroit avec les policiers de l’Équipe de lutte à l’exploitation sexuelle du SPVM [10].

Dans cette vague de moyens pour lutter efficacement contre l’exploitation sexuelle et prendre en charge la clientèle, l’organisme PlaMP, se démarque dans son discours en mettant de l’avant le libre arbitre des jeunes et déconstruit ainsi le concept hégémonique de l’exploitation sexuelle et de ses impacts sur l’intervention. En d’autres termes, cet organisme qui accompagne les jeunes de 12 à 25 ans échangeant ou susceptibles d’échanger des services sexuels contre rémunération est d’avis que tout individu qui échange des services sexuels ne devrait pas être traité comme une victime. Le PlaMP critique la vision limitative de cette approche qui néglige l’ensemble des réalités des personnes qui réalisent cet acte, les considérant déviantes d’emblée. L’organisme, de par sa philosophie, tel un grand coup de vent, renverse les acquis quant à la définition de l’exploitation sexuelle et la traite de personnes et remet les choses en perspective par le respect de l’autodétermination de la personne et en tentant de comprendre les besoins auxquels répondent les échanges de services sexuels.

L’exploitation sexuelle des enfants sur Internet

Pour faire face au nombre grandissant de signalements liés à l’exploitation sexuelle des enfants sur Internet, le Comité ESEI [11], composé de 16 procureurs répondants et d’une coordonnatrice voit à uniformiser l’application des pratiques dans la lutte contre un phénomène qui s’est transposé dans nos technologies. Ses travaux se font dans une collaboration entre les procureurs de différentes régions au Québec et en concertation avec les autorités policières.

C’est le principe d’unisson dans le but d’offrir un meilleur filet de sécurité pour les victimes qui motive les actions de l’équipe. Afin de propulser le labeur de ses collègues et partenaires, la coordonnatrice du comité effectue une vigie des développements jurisprudentiels, législatifs et technologiques liés à l’exploitation sexuelle d’enfants.

Toujours dans la présentation d’initiatives impressionnantes, le Projet Arachnid a vu le jour en 2017 pour s’attaquer aux abus sexuels avec la prise d’images, une épidémie sociale mondiale. Selon le Centre canadien de protection de l’enfance, toutes les 12 heures, ce projet détecte sur Internet 10 824 nouvelles images possiblement associées à des abus pédosexuels[12]. À partir d’outils technologiques raffinés et de l’aide de huit centrales étrangères, des images sont classées et des demandes de suppression sont envoyées aux hébergeurs. Depuis son lancement, 21 millions d’images suspectes ont été détectées et six millions de demandes de suppression ont été faites. Permettant de chiffrer l’ampleur du problème, c’est actuellement au rythme de 10 000 demandes par jour que le Projet Arachnid s’efforce de protéger la vie des enfants, leurs droits et leur dignité sur Internet [13]. Centrés sur les victimes, les créateurs derrière ce projet ont pour mission d’apaiser la crainte légitime qu’ont les jeunes de savoir qu’une personne qu’ils connaissent a vu circuler des images de leur expérience d’abus.

Comme nous l’avons vu, le Québec offre une pluralité de méthodes pour répondre à un enjeu de société, celui de l’exploitation sexuelle des mineurs et des échanges de services sexuels contre rémunération. Parfois, il est nécessaire de lire, d’entendre et de constater de nos propres yeux que des phénomènes aussi bouleversants que l’exploitation sexuelle n’ont pas seulement lieu à l’international, mais chez nous aussi. Dans une édition tout aussi fluide et captivante que la dernière, le deuxième numéro du webzine Le Beccaria est un plaisir à lire et, étant donné sa variété de textes publiés sans ordre précis, il permet à ses lecteurs de feuilleter, au gré de leurs envies les pages de la revue. Encore une fois, je suis charmée par le résultat de cette publication de l’Ordre et j’ai la satisfaction d’avoir étendu mes connaissances, d’avoir mis à jour ma pratique comme criminologue et d’avoir eu l’occasion de réfléchir, voire même de déconstruire mes idées préconçues sur la thématique maîtresse de ce dossier. Je salue les efforts soutenus, la vision et l’innovation des personnes ayant contribué, et contribuant toujours, à arrimer « les services cliniques et la recherche pour développer une expertise québécoise de fine pointe quant aux meilleures pratiques en matière d’intervention » [14] d’exploitation sexuelle et d’échanges de services contre rémunération.

LE BECCARIA, VOL. 2

 

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[1] GOYETTE, Michèle. « Mot de la présidente », Le Beccaria, vol. 2 (novembre 2020), page 6, https://ordrecrim.ca/le-beccaria-deuxieme-edition-maintenant-en-ligne/ (Page consultée le 13 décembre 2020)
[2] Ibid.
[3] BRISEBOIS, René-André et Mathilde TURCOTTE. « L’exploitation sexuelle : nos pratiques cliniques dans le secteur jeunesse ont-elles évoluées selon les récents changements législatifs? », Le Beccaria, vol. 2 (novembre 2020), page 30, https://ordrecrim.ca/le-beccaria-deuxieme-edition-maintenant-en-ligne/ (Page consultée le 13 décembre 2020)
[4] Ibid., page 31
[5] Ibid.
[6] DION, Alexandra, Mariane FAY et Yanick CHARRETTE. « Proxénétisme : Les mythes et réalités d’un marché clandestin », Le Beccaria, vol. 2 (novembre 2020), page 66, https://ordrecrim.ca/le-beccaria-deuxieme-edition-maintenant-en-ligne/ (Page consultée le 13 décembre 2020)
[7] BRISEBOIS, René-André et Mathilde TURCOTTE. « Prévention du proxénétisme, chose possible? », Le Beccaria, vol. 2 (novembre 2020), page 19, https://ordrecrim.ca/le-beccaria-deuxieme-edition-maintenant-en-ligne/ (Page consultée le 13 décembre 2020)
[8] DAMPHOUSSE, Karine. « Les défis du travail de première ligne », Le Beccaria, vol. 2 (novembre 2020), page 49, https://ordrecrim.ca/le-beccaria-deuxieme-edition-maintenant-en-ligne/ (Page consultée le 13 décembre 2020)
[9] Centres d’aide aux victimes d’actes criminels
[10] Service de police de la ville de Montréal
[11] Le Comité de concertation en matière de lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants sur Internet (Comité ESEI) du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
[12] Centre canadien de protection de l’enfance. « Abus pédosexuels avec prise d’images : De l’espoir et du soutien pour les victimes », Le Beccaria, vol. 2 (novembre 2020), page 79, https://ordrecrim.ca/le-beccaria-deuxieme-edition-maintenant-en-ligne/ (Page consultée le 13 décembre 2020)
[13] Ibid., page 80
[14] ST-DENIS, Gina. « La prise en charge des enfants et des adolescents victimes de violence sexuelle à la Fondation Marie-Vincent », Le Beccaria, vol. 2 (novembre 2020), page 94, https://ordrecrim.ca/le-beccaria-deuxieme-edition-maintenant-en-ligne/ (Page consultée le 13 décembre 2020)
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